Notre regard sur un paysage urbain s’accompagne généralement d’un jugement sur sa beauté ou sa laideur. Or, c’est bien souvent par défaut
Notre regard sur un paysage urbain s’accompagne généralement d’un jugement sur sa beauté ou sa laideur. Or, c’est bien souvent par défaut qu’on qualifie ainsi une architecture ou un espace public. Car, le plus souvent, notre attention fuit des espaces terriblement neutres, sans goût, sans saveur, sans humanité. Des constructions modélisées, reproduites à l’infini à quelques colifichets près, qui ne relèvent pas de l’urbanité classique mais du fonctionnel, du process industriel… L’uniformisation des villes est là. Est-elle vouée à tout recouvrir ?
Dans le monde de la globalisation urbaine envahissante, les lieux et la vie s’effacent devant une technique parfaitement reproductible, anonyme. Les signes annonciateurs de cette situation aujourd’hui commune sont déjà anciens : en 1925, Stefan Zweig observait dans L’uniformisation du monde que les pays ne se distinguaient plus les uns des autres, que les villes paraissaient toutes identiques, que Paris était américanisée et Vienne « budapestisée »… Italo Calvino en fit plus tard une magnifique caricature dans Les villes invisibles. Dès l’après-guerre, une logique de standardisation de masse s’est enclenchée : l’agriculture s’est rapidement industrialisée et a rejeté de nombreuses mains en surnombre vers les villes où il a fallu construire vite et pas cher pour accueillir à la fois l’immigration et l’exode rural. Ce fut la découverte du béton armé et du chemin de grue à grande échelle. Les techniques ont progressé rapidement et les erreurs initiales, parfois grossières et fort stigmatisées, ont été corrigées. Pour autant, les logiques industrielles ont été pérennisées et la construction artisanale est devenue marginale.
Construire était un art, c’est désormais d’abord une technique. L’urbanisation a pris des formes quasi similaires sur l’ensemble de la planète et épousé des standards internationaux, occidentaux pour l’essentiel.
Un siècle après, L’Art de bâtir les villes, autrefois honoré par Camillo Sitte, est devenu du mécano ou une sorte de LEGO, malgré tout le talent prêté à Le Corbusier et à ses élèves. Les entrées de villes sont simplement l’arbre qui cache la forêt, le point focal d’un modèle de neutralisation accélérée de l’espace urbain réduit à l’état de produit manufacturé, processus largement développé dans le commerce mais aussi dans le tertiaire, le logement ou encore les équipements et même les espaces publics du quotidien.
Le confort des normes
L’inflation des normes frappe tout particulièrement l’urbanisme : une norme globale de qualité urbaine a récemment émergé, la si poétique ISO 37120, qui ambitionne de développer une « approche uniforme de la qualité de vie en villes, de leur intelligence et de leur résilience ». Elle affiche le souci d’assurer aux villes une garantie-qualité certifiée pour les nouveaux quartiers.
La qualité d’une ville peut désormais s’appréhender de la même façon au Japon qu’aux États-Unis, au Nigéria ou au Mexique. En quelques années, un nouvel arsenal de normes s’est développé.
En 2019, le ministère de la Cohésion territoriale a ainsi produit un document sobrement intitulé Villes durables : l’apport des normes internationales. D’innombrables labels s’ajoutent à ces normes. Des dizaines de logos de certification et de labels, essentiellement destinés à rassurer les financeurs, affublent désormais la plupart des chantiers de construction.
Regarder un panneau de chantier équivaut désormais à scruter une porte de réfrigérateur couverte de magnets. Bientôt, toutes les constructions devront s’inscrire dans un BIM (building information modeling), maquette 3D numérisée qui permet de les modéliser et de les intégrer à un plan d’ensemble à l’échelle du quartier. Toutes les aspérités propres à l’histoire des villes pourraient alors apparaître comme des malfaçons.
La force des normes ne tient pas seulement à la fiabilité technico-financière des produits ainsi formatés. Pour l’administration, défendre la règle, c’est quasiment défendre la République et l’égalité de traitement. Plus il y a de règles, moins on doit négocier ; moins on doit s’adapter au contexte, plus la République passe. La standardisation est une facilité d’autant plus redoutable qu’elle présente l’apparence de l’efficacité et de la justice. Elle réconcilie l’investisseur, l’ingénieur et le gestionnaire en épousant à chaque époque les habits de la modernité. Mais, à chaque cycle, elle s’étend à un univers différent jusqu’à prétendre désormais définir de façon générique sur la planète des notions comme la qualité de vie en ville.
La ville générique planétaire ?
À première vue, de Dubaï à Shanghai, de Londres à Los Angeles, les modèles sont proches ; les cultures techniques y sont voisines, les franchises commerciales et les grands groupes internationaux omniprésents, les mêmes codes observés. Certaines villes du Sud empruntent le même chemin et n’hésitent plus à réaliser des quartiers entiers sur le modèle international (Lagos Eko Atlantic, la Cité du fleuve à Kinshasa), voire de nouvelles métropoles, toutes entières (Le nouveau Caire, Dakar Diamniadio…), pour avoir leur rond de serviette à la table de la globalisation urbaine. La vague planétaire est puissante, suffisamment pour raser nombre de cités historiques et produire des villes d’une banalité affligeante, telles la tristement célèbre Wuhan et l’ancienne capitale de l’intérieur Chongqing, bourgade de 30 millions d’habitants édifiée de façon totalement formatée sur des montagnes arasées du Sichuan.
Mais l’avènement du modèle global appliqué aux villes est bien trop récent, à peine quelques dizaines d’années, pour que sa pérennité soit avérée après 5 000 ans d’histoire urbaine et de patrimoine extrêmement diversifié.
Déjà en 1965, la grande historienne des villes, Françoise Choay, considérait que les enjeux de la bataille entre urbanisme « culturaliste » et urbanisme « progressiste » seraient cruciaux.
Ce dernier courant, qui soutient la rupture au nom de la modernité, semble avoir provisoirement gagné mais les prémices d’un retournement sont déjà visibles. Car chacun peut observer qu’avec le primat absolu de la technique et la neutralisation de l’espace géographique, c’est tout le règne du vivant qui devient contingenté : la biodiversité, les cultures locales comme, demain, l’humanité. Il n’est pas anecdotique que les principaux leaders du numérique préfèrent désormais rêver à des colonies extraterrestres que renouer avec nos écosystèmes.
Un rééquilibrage prévisible
Les villes sont désormais le principal substrat de l’humain et la sauvegarde de nos cultures est un chantier qui nous touche tous. L’erreur serait de les embaumer, comme à Venise ou Florence, dans l’attente du délitement complet.
Pourtant, retrouver le cours d’un récit historique en adaptant de nouveaux matériaux et de nouvelles façons de vivre à un substrat local spécifique n’aurait rien d’ubuesque. La diversité urbaine fait partie de la diversité humaine et doit être gérée comme une richesse commune. La globalisation des échanges est un formidable accélérateur de l’uniformisation tous azimuts mais son primat en tous domaines n’est en rien écrit car il se révèle contre-écologique, contre-culturel et bientôt anti-économique, dès lors que le coût réel des transports sera intégré. Rien n’interdit d’imaginer qu’à côté des quartiers « spécialisés » de la globalisation, à côté de ses comptoirs ou de ses hubs (Shanghai Pudong, Séoul Gangnam, Singapour CBD, Paris La Défense ou les docks de Londres) perdurent de vastes territoires urbains structurés par des traditions, des organisations et des rythmes locaux. C’est la ville hybride de demain.
Retrouvez cet article dans le 38ème numéro d’Objectif Grand Paris.
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