Malgré l’ostentatoire érigé en art, porté par une industrie de l’entertainment toujours florissante, Los Angeles souffre de maux multiples : cette még
Malgré l’ostentatoire érigé en art, porté par une industrie de l’entertainment toujours florissante, Los Angeles souffre de maux multiples : cette mégapole, très émiettée, étirée sur des centaines de kilomètres le long du Pacifique, a une gouvernance à son image, constituée de municipalités divisées et faibles. La voiture y reste reine et l’on y perd beaucoup de temps et d’énergie sans forcément trouver sa substance… Jusqu’à quand croira-t-on que cette métropole de tous les excès constitue un modèle, jusqu’à quand le croira-t-elle elle-même ?
Personne ne peut ignorer Los Angeles, ses palmiers, ses plages, ses stars, son Walk of fame. La cité des anges et des stars a consciencieusement tissé une image de réussite, soleil et beauté au fil de sa longue domination de l’industrie du divertissement. Comment ne pas penser à Hollywood qui inonde la planète de ses productions cinématographiques, séries TV, musique, danse et opéras ? À l’instar de New York, Los Angeles fait partie de notre mémoire collective.
Mais, un peu comme en chirurgie esthétique, ici omniprésente, les scénaristes ont souvent recours aux retouches. Et si, à Tokyo, on cite régulièrement la dépression des visiteurs transitant de Roissy à Paris via le RER B, il n’est que de suggérer au touriste européen d’arpenter Beverly Hills le long de Sunset boulevard, un des lieux les plus prisés de la ville, pour mesurer le gap entre l’image scintillante que distillent tous les écrans du monde et la réalité, un produit commercial d’une affligeante banalité.
Un mirage, un peu comme l’est la mention « HOLLYWOOD », en lettres découpées illisibles hors zoom de caméra, au loin sur des collines décharnées. Ou encore comme les studios, immenses entrepôts similaires à nos zones logistiques, noyés dans un paysage urbain déstructuré. Il n’est guère surprenant, dans un tel chaos, que les visiteurs s’agglutinent sur le Griffith Observatory qui surplombe la mégalopole, tentant de trouver un sens à l’immense magma qui s’étend sous leurs yeux. Pour ceux qui ne percevraient pas le caractère magique du lieu, une statue en bronze de James Dean est là, rappelant La fureur de vivre, film tourné ici même en 1955. Il eût été intéressant de connaître l’analyse de Roland Barthes, expert en interprétation des signes.
La ville-studio a tenté de devenir un mythe urbain. Mais le carton-pâte craquelle bien vite, comme a su le montrer David Lynch dans Mulholland Drive. En soulignant la fragilité des projets d’une starlette, le réalisateur y déconstruit le mythe et revisite tous les codes visuels de la cité des anges.
La métropole de tous les excès
En réalité, Los Angeles est bel et bien la ville de tous les excès, et parfois des pires. Les données chiffrées sont sans ambiguïté : Los Angeles, la moins dense et la plus étalée des grandes métropoles mondiales, couvre à elle seule sept fois l’Île-de-France, avec des densités moyennes très inférieures à celles de l’aire urbaine parisienne. Elle longe le Pacifique sur 100 kilomètres, atteint le désert Mojave à l’Est et tangente la sierra Nevada au Nord.
Los Angeles est également la ville la plus embouteillée au monde. Avec 102 heures perdues annuellement dans les encombrements, l’automobiliste angelino subit 50 % d’embouteillages de plus que le parisien, lequel pour autant ne s’estime pas particulièrement privilégié. Et il est d’autant plus agressif avec les piétons, dont les victimes sont deux fois plus nombreuses que dans le restant des États-Unis. Los Angeles fait ainsi partie des villes les plus polluées du monde occidental, la première des États-Unis pour la pollution de l’air, une des très rares où les transports génèrent près de la moitié des gaz à effet de serre. Bien que très peuplée, (4 millions d’habitants dans la commune, 16 millions dans l’agglomération), la métropole, ne compte pas de véritable centre, le Downtown revendiqué ne couvrant que l’espace de deux rues, bien moins que les habituels center business districts (CBD). Il n’assume du reste que de rares fonctions communes, les lieux de décision étant répartis dans divers quartiers de l’immense métropole.
Los Angeles est ainsi composée de communautés très étanches qui n’ont guère l’occasion de communiquer hors périodes de crise ou d’émeutes comme en 1992. Les Hispaniques, la moitié des habitants à eux seuls, ont constitué leur propre économie dans plusieurs quartiers de South LA, les Asiatiques également en péricentre, repoussant les Afro-Américains hors de leurs implantations traditionnelles. Quant aux héritiers des WASPs (White anglo-saxon protestants), la population blanche, à peine 1/3 des habitants, ils ont toujours privilégié le front de mer et les collines, souvent repliés dans leurs propres municipalités et parfois dans des lotissements clos et sécurisés (gated communities). Ces fractures se confirment dans l’accès aux études. Ainsi les Blancs sont-ils deux fois plus nombreux que les Afro-Américains à obtenir le bachelor, quatre fois plus nombreux que les Hispaniques. Le repli communautariste se retrouve également dans l’omniprésence des gangs qui comptent 90 000 membres selon les services de police.
Enfin, Los Angeles est une ville qui a apporté près de 80 % de ses voix à Hillary Clinton lors du dernier scrutin fédéral emporté par Donald Trump. Cela souligne une autre fracture, croissante, entre l’Amérique côtière hyper urbaine et le pays profond. Il est vrai que cette rupture culturelle, économique et politique n’est pas l’apanage de la seule Los Angeles ; elle est un devenue un marqueur de l’immense majorité des villes globales, et peut-être demain leur fardeau.
Une tentative de résilience
Il serait cependant erroné d’imaginer qu’aucune mesure correctrice n’a été prise par la ville. Mais elles se heurtent à de nombreuses difficultés, dont la division en plus de 70 municipalités et l’absence de structure métropolitaine, hormis pour les transports, ne sont pas les moindres.
Les municipalités ont d’abord une vocation défensive contre toute tentative de densification des quartiers résidentiels pavillonnaires qui constituent l’immense majorité des tissus urbains. C’est déjà dans cette logique qu’avait été refusé, en 1920, tout prolongement du réseau ferré, celui-ci devant être financé à posteriori par une densification du bâti. À l’opposé de la situation parisienne où le public finance seul 200 kilomètres de nouvelles lignes du Grand Paris Express. Deux formes différentes de gâchis.
Aujourd’hui, le réseau de métro de Los Angeles est en cours de prolongement au nord de Downtown et plein ouest sur une partie de Wilshire Boulevard, une « avenue-canyon » qui relie le centre à Santa Monica. La densité actuelle le long de cette avenue majeure aurait justifié un tel métro, depuis des décennies, dans toute autre ville importante. Les six lignes du réseau existant ne sont empruntées que par 340 000 usagers par jour, soit à peine le tiers de la fréquentation d’une seule ligne du RER parisien. Il est d’ailleurs largement ignoré par les cadres blancs, pas plus indiqué à l’aéroport que dans les hôtels. Il existe aussi un plan « mobility 2035 », qui prévoit de nombreuses actions coordonnées : multiplication des voies vélo, sites propres bus, espaces publics piétonniers, actions éducatives. Mais le chantier est immense…
La municipalité a également engagé un projet en rupture avec le zoning pavillonnaire issu de la tradition pastorale des colons, zoning quasi inchangé depuis 1946. Ce projet intitulé « Re : Code » permet de faciliter la densification et la mixité des usages. Il est ainsi devenu plus aisé dans un certain nombre de quartiers de remplacer une villa par un immeuble collectif, ce qui aurait été sacrilège encore il y a peu. Si on en juge par les résultats modestes obtenus sur la dynamisation de Downtown engagée dans les années 1980, il faut s’attendre à de longues batailles avant que densification et mixité d’usages comme de populations ne se développent autrement qu’à échelle anecdotique. La préservation cruciale des ressources en eau, la protection des incendies (désormais récurrents, y compris dans des zones périurbaines), la réduction promise des gaz à effet de serre de 40 % dès 2030 avec de nouvelles normes d’isolation et de chauffage des bâtiments, l’anticipation des typhons, voire du big one, le séisme de grande ampleur attendu par tous les experts sur la faille de San Andreas, sont autant de challenges gigantesques.
La « plus grande copropriété du monde », jusqu’à quand ?
La métropole de tous les excès tire pourtant des avantages de son modèle hors normes. D’abord, sa croissance en rhizomes, très souple, presque autonome. L’entretien des voies, la sécurité et les équipements de proximité sont souvent gérés et financés à l’échelle du quartier. Par ailleurs, Los Angeles bénéficie de longue date d’un système libéral très développé qui limite les services collectifs mais aussi promeut de larges concertations avant toute évolution qui pourrait nuire au quartier. Le modèle angelin est très moderne dans le sens où il laisse une grande place aux initiatives individuelles et permet de surfer sur les innovations, faute de sanctuarisation du bâti.
La ville mondiale doit être souple, réactive, flexible, à l’écoute de toutes les innovations technologiques et sociales. C’est le cas de Los Angeles, ville récente, sans passé lourd à porter, une ville quasi née au XXe siècle. Elle s’appuie sur une base industrielle solide, notamment dans l’aéronautique, une attractivité climatique et de loisirs réelle pour tous les startuppers et une galaxie de l’entertainment toujours riche. Une ville qui possède un gigantesque gisement foncier mutable dont rêveraient nombre de métropoles. Son économie est florissante, tournée vers le Pacifique et les nouveaux marchés, malgré un taux de pauvreté très élevé et des fractures sociales profondes entre communautés, Mais cette flexibilité bien réelle, argument central de l’attractivité mondiale quand elle allie entreprenariat et libéralisme des mœurs, qualité des loisirs et douceur climatique, est confrontée à des freins environnementaux et sociaux dont rien n’indique à ce jour qu’ils soient réellement en voie de résorption. Le trafic automobile, par exemple, ne cesse de croître… Est-il réellement postmoderne de passer de trois à quatre heures par jour en moyenne dans sa berline, sur des voies rapides mais à l’arrêt ? À Los Angeles, comme nulle part ailleurs dans le monde, tout commence et tout finit en voiture. Et aucune alternative n’apparaît à l’horizon.
Los Angeles fonctionne en fait comme une copropriété, la plus grande du monde. Elle en respecte les trois règles intangibles : peu ou pas de parties communes, des charges collectives réduites au minimum et des voisins évités le plus possible. C’est efficace, cela semble libéral et très moderne mais vient toujours le moment où il faut installer des ascenseurs, changer la chaufferie ou organiser une fête des voisins. Ce jour est proche à Los Angeles. Le mythe risque d’en sortir sérieusement écorné et la ville d’y perdre sa postmodernité affichée.