Elle n’est pas aussi iconique que New York ou Los Angeles, ce n’est ni une capitale ni une grande métropole portuaire. Pourtant, Chicago a beaucoup d’
Elle n’est pas aussi iconique que New York ou Los Angeles, ce n’est ni une capitale ni une grande métropole portuaire. Pourtant, Chicago a beaucoup d’atouts et bien des points communs avec les villes européennes, notamment Paris.
On ne connaît pas toujours Chicago pour de bonnes raisons. La pègre, devenue son emblème, y a régné sans partage durant la prohibition dans les années 20 et 30, et on se rend encore avec prudence dans le club de jazz, d’ailleurs inchangé…, que fréquentait Al Capone. Mal informé, on pourrait faire un amalgame avec les violences qui habitent à nouveau certains quartiers. Mais Chicago est bien autre. Le plan Burnham de 1909, fortement influencé par Haussmann, a eu un impact sur l’organisation urbaine aussi importante que le plan de Paris mis en œuvre 30 ans plus tôt : de grandes avenues rayonnantes articulées avec faste à partir du front du lac Michigan, un lac qui a les dimensions d’une mer intérieure.
Burnham, Haussmann : deux ombres tutélaires plus proches qu’il n’y paraît
Qui imaginerait une telle parenté avec une ville aussi continentale, aussi éloignée de la côte atlantique ? Une génération après, il apparaît cependant que Burnham, précurseur du mouvement « City beautiful », a sans doute mieux pris en compte la nécessité d’un réseau de grands parcs que ne l’avait fait le célèbre baron parisien. Il a aussi anticipé le développement des transports avec un réseau ferré – dont le célèbre Loop qui ceinture le centre-ville à hauteur du cinquième étage des immeubles – et des voies rapides. Financé par la Chambre de commerce pour dessiner une ville ambitieuse, un centre d’affaires et industriel, il n’eut pas à opérer autant de démolitions que son homologue parisien, le grand incendie de 1870 ayant quasiment fait table rase du centre-ville. Aujourd’hui encore, de nombreux projets relèvent de ce plan initial. Certes, Chicago est une ville de gratte-ciel, et elle en abrite la plus belle collection au monde, mais son souci de l’espace public et du design, fers de lance de ses ambitions touristiques, en fait une exception aux États Unis. Chicago a connu, elle aussi, une période d’abandon de son centre par les classes aisées pour la « suburbia » mythique et cela a contribué aussi bien à l’étalement qu’à une ségrégation bien réelle. Bien que moins spécialisée dans la construction automobile que Detroit notamment, Chicago fait partie avec Cleveland, Flint et Detroit de la « Rust belt », la ceinture de la rouille, cette succession de villes marquées par l’industrie de l’acier, longtemps poumon économique du pays mais aujourd’hui en crise. Née du commerce du bois et des céréales sur le Michigan, Chicago a explosé avec l’extraction du cuivre et l’essor du chemin de fer. Frappée par la guerre de Sécession puis par un grand incendie elle en a profité pour moderniser en profondeur son organisation urbaine.
De nombreuses crises dans l’histoire…
Marquée par la grande dépression, elle n’a pas échappé pourtant à la crise industrielle, au même titre que Bilbao, Glasgow, la Ruhr ou encore Saint-Étienne, ces « shrinking cities », villes champignons du XIXe siècle qui ont rétréci aussi brutalement qu’elles s’étaient développées pour accueillir les premières industries lourdes. Chicago, 4 000 habitants en 1840, a connu un pic de population en 1950 avec 3,6 millions d’habitants (10 millions dans l’agglomération), puis a subi une longue récession, perdant un million d’habitants. Cependant, elle ne s’effondre pas, s’appuyant sur un secteur bancaire florissant, l’invention de produits dérivés, le commerce à distance, un hub autoroutier et surtout aéroportuaire, l’accueil de sièges d’entreprises internationales comme Boeing, McDonald’s, Kraft Foods.
Ville de paradoxes, Chicago a été à l’origine de deux grandes écoles de pensée singulièrement différentes mais nées d’un même terreau lié à une économie en crise : la première, dite « école de Chicago », est un courant de pensée sociologique qui a incité de nombreux chercheurs dans le monde à favoriser les observations de terrain, notamment dans l’étude des problèmes inter-ethniques. Plus connue encore, la seconde « école de Chicago » désigne un courant de pensée économique néo-libéral incarné par le prix Nobel Milton Friedman, inspirateur de nombreux dirigeants
dans le monde.
Et aujourd’hui encore, de profondes fractures
Il n’est pas anecdotique que Chicago ait influencé la conception de la célèbre Gotham, ville imaginaire au bord du chaos dont Batman doit affronter les démons. Il est peu de villes aussi fracturées aux États-Unis : la « Black belt », ceinture de quartiers noirs au sud et à l’ouest de la ville, compte parmi les ghettos les plus pauvres et les plus violents des États-Unis. Elle a connu ses pires émeutes après l’assassinat de Martin Luther King mais a aussi fait émerger avec Obama le premier président afro-américain. Chicago compte encore à elle seule plus de meurtres que New York et Los Angeles réunies. La violence demeure cependant largement cantonnée à ses quartiers périphériques. La population afro-américaine, aujourd’hui aussi nombreuse que les blancs (près de 40 % dans l’agglomération), attirée par la révolution industrielle puis par l’effort de guerre, a été la première victime de la désindustrialisation. Or, alors que le centre-ville justifiait à nouveau le nom de son avenue la plus prestigieuse, le Magnificent Mile, les quartiers noirs n’ont pas véritablement fait l’objet de programmes de reconversion. Les ghettos de Chicago sont aujourd’hui des bombes à retardement sans commune mesure avec les quartiers du 9-3 tels que décrits dans le film « Les misérables ». Imaginons-nous en France qu’il soit fortement déconseillé aux visiteurs, sur des panneaux publics dans le métro, de sortir à certaines stations ? Il n’est pas un week-end de l’année où des meurtres n’y soient commis, souvent suite au lancement de défis sur les réseaux sociaux. Même le Bronx dans ses pires années, les années 80, demeurait visitable.
Mais des espaces publics de premier plan
Chicago conserve un vaste cœur qui n’a rien à envier par sa qualité d’ensemble à ce qu’offrent d’autres villes, notamment européennes. Tous les grands architectes ont œuvré à Chicago et la visite d’immeubles construits par Mies van der Rohe en front de lac comme la succession des ponts de fer sur la rivière Chicago sont des moments exceptionnels pour tout amoureux des villes. À la différence de New York, Los Angeles ou San Francisco, escales naturelles des voyages intercontinentaux, Chicago n’est certes ouverte que sur le lac Michigan, le plus vaste du pays, relié aux grands lacs canadiens. Mais, si elle a perdu de son intérêt commercial, cette vaste mer intérieure garde toute son attractivité dans une ville qui a fait du tourisme un de ses chevaux de bataille. Dans cette perspective, et malgré son passé industriel, Chicago a su également devenir la ville la plus verte du pays, parcourue en son centre et le long de la rivière éponyme d’un réseau de grands parcs. Elle a apprivoisé les rives du lac Michigan : largement dévolues au sport, elles offrent de nombreux équipements de loisirs comme le Millenium Park et une spectaculaire collection de fleurons de l’architecture et de l’art moderne. Y sont intervenus des artistes comme Franck Gehry, Anish Kapoor ou encore Jaume Plensa qui a réalisé un imposant miroir d’eau numérique interactif autour duquel s’agglutinent l’été des milliers de touristes. Enfin, le Chicago Riverwalk, comparable aux berges de Seine à Paris, est devenu le lieu le plus prisé des jeunes comme des touristes, offrant des kilomètres de promenades aménagées de la rivière au lac, rythmées de superbes ponts de fer témoignant de la tradition industrielle de la ville et d’une collection unique de gratte-ciel.
Une « ville globale majeure » ?
La métropole du Midwest est encore classée ces dernières années parmi les villes globales « alpha » dans plusieurs classements internationaux, celles susceptibles d’influer sur le cours de la globalisation et à tout le moins d’en être un pilier, selon la définition de Saskia Sassen, papesse des métropoles globales. Chicago est de fait une ville aux multiples paradoxes : dotée d’atouts très diversifiés, dans l’industrie, le commerce, le tourisme et surtout la finance, elle manque parallèlement de marqueur majeur dans un des champs clés de la globalisation, notamment l’innovation. Chicago n’apparaît ainsi pas assez spécialisée pour être un leader dans un champ spécifique, comme peut l’être Berlin avec la création, Dubaï avec le « world tourism », Francfort et la finance, ou encore Bangalore et l’industrie high tech. Et elle pâtit aussi, selon l’analyse de ses propres élites économiques, d’un manque de coordination de ses forces pour peser à l’international, à l’opposé d’une ville-État comme Singapour ou d’une ville dirigée par l’État comme Shanghai. Elle n’est pas davantage une capitale ou une grande ville portuaire. Mais son énergie, sa résilience et le soutien de l’État fédéral, qui ne peut se permettre de concentrer son développement sur les seules façades maritimes, l’autorisent à rester dans la course. Là ou Paris paraît parfois blasée, grisée par son prestige et une marque unique à l’international, Chicago ne compte que sur son travail et sa résilience pour dépasser son enclavement, son climat et sa mauvaise réputation. C’est peut-être vintage aux yeux de certains, mais cela n’en demeure pas moins très encourageant à une époque où le paraître et l’instantanéité semblent parfois primer.
© Sawyer Bengtson