L’autoroute urbaine change de voie

L’autoroute urbaine change de voie

Les voies rapides urbaines héritées des Trente Glorieuses n’ont plus la côte. Bruyantes, elles créent de la pollution, entravent le développement urba

08/02/2018 | Conférence : Quels enjeux de gouvernance pour les villes et les territoires de demain ?
Penser la « mobilité de demain » au salon Autonomy
Entretien avec Éric Cesari, vice-président de la Métropole du Grand Paris

Les voies rapides urbaines héritées des Trente Glorieuses n’ont plus la côte. Bruyantes, elles créent de la pollution, entravent le développement urbain et souvent … ne facilitent même plus la circulation ! Mais comment s’en débarrasser ? San Francisco, Séoul, New York ou encore Portland ont ouvert la voie.

À Gènes, en Italie du nord, on l’appelle la Sopraelevata : c’est une autoroute construite en viaduc, large balafre grise jetée entre ville et mer, entre façades anciennes et palmiers. Six files de voitures y grondent en permanence, face aux fenêtres d’un côté, au port de l’autre, au-dessus des passants qui se pressent dans les rues, au niveau inférieur. À New York, c’est le Sheridan Expressway qui strie le Bronx, à Montréal, l’autoroute Bonaventure, ou encore l’Alaskan Way à Seattle. À Paris, on l’appelle couramment, presque amicalement, le Périph’.

Ces autoroutes urbaines construites durant les Trente Glorieuses, véritables monuments élevés à la gloire de la vitesse, se ressemblent toutes. Plus personne n’en doute aujourd’hui : elles sont laides, bruyantes, souvent dangereuses, pour l’individu au quotidien autant que pour la collectivité à plus long terme. Faites en réalité pour contourner les villes bien plus que pour les traverser, elles sont pourtant là, à hauteur de piétons ou sous les fenêtres des habitations, à la fois terriblement incongrues et fort nombreuses…

L’adieu aux autoroutes

Bien des villes du monde, du coup, font en ce moment même des choix radicaux, soit en supprimant carrément ces infrastructures obsolètes, soit en les transformant pour en faire des avenues, voire même des promenades ou des parcs ! C’est sur ces audacieuses expériences que l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France (IAURIF) s’est penché. Ce savant institut l’a fait à sa manière habituelle : approfondie, minutieuse, perspicace*.

Premier enseignement majeur de cette étude conduite sur plusieurs années : les autoroutes urbaines ne sont pas une fatalité, on peut même s’en débarrasser.

Milwaukee, première ville du Wisconsin et 25e des États-Unis, a ainsi fait disparaître son Park East Freeway pour édifier à la place un véritable quartier. Même politique à San Francisco qui a tout récemment supprimé l’Embarcadero Freeway pour retrouver un large front de baie, vaste promenade ouverte aux vents du Pacifique.

Bien sûr, ces décisions ne sont pas aisées à prendre : il y faut en général une vraie raison économique ou un événement déclencheur. Ainsi de Séoul qui a réalisé au tournant des années 2000 qu’elle perdait des places par rapport à d’autres villes du sud-est asiatique, en termes d’attractivité et de dynamisme économique. Et c’est à son viaduc autoroutier de près de six kilomètres de long, tracé au beau milieu de la ville, qu’elle devait cette paradoxale perte de vitesse. L’autoroute, constamment congestionnée et du même coup fragilisée, ne remplissait même plus du reste son office, puisque l’on y restait englué des heures durant… C’est la destruction qui s’est finalement imposée.

Il y faut aussi un volontarisme politique réel. À Séoul toujours, le maire déclarait-il fermement pour expliquer sa décision au début des années 2000 qu’il voulait « une ville faite pour les gens, pas pour les voitures ».

D’air pur et d’eau fraîche…

Plus surprenant, les nouveaux aménagements, généralement obtenus après des années d’intenses débats, surprennent par leur qualité ceux-là même qui en faisaient le plus fermement la promotion !

C’est encore une fois Séoul qui apparaît comme une des réussites les plus spectaculaires. En supprimant son autoroute, la ville s’est dotée d’une avenue qualifiée de « Champs-Élysées » de la capitale par les plus francophiles. Chaque jour, 64 000 visiteurs s’y pressent. Sur les pierres jetées sur le cours d’eau, les enfants sautillent et traversent à gué, sous les yeux des promeneurs des berges. En retrouvant leur rivière de toujours, les Coréens se sont donné un nouvel avenir tout en redécouvrant leur mémoire et leur identité. Une espèce de miracle urbain…

Les gains de la déconstruction sont aussi très directement économiques. À San Francisco, entre deux joggings, les Californiens peuvent désormais faire halte dans l’un ou l’autre des multiples magasins, cafés et autres lieux de loisirs qui jalonnent la promenade de l’embarcadère. Face aux touristes, la ville de l’autre bout de l’Amérique affiche ainsi des airs de cité balnéaire européenne… « Avec ces déconstructions, on a récupéré du foncier, supprimé les barrières physiques et visuelles, reconnecté des quartiers entre eux, redynamiser les tissus urbains, développé des mobilités alternatives… Bref, on a recréé de la ville et on se rend compte que les effets positifs rejaillissent bien au-delà des sites immédiatement concernés », constate Paul Lecroart, urbaniste et auteur de l’étude de l’IAURIF.

Mais… que deviennent les voitures dans tout ça ? « Tout se passe comme si une partie du trafic s’évaporait », poursuit l’urbaniste. « En fait, la suppression de l’effet d’aubaine que constitue la voie rapide modifie le comportement des usagers : ils changent d’itinéraire ou d’horaire, adoptent les transports en commun, font du co-voiturage, marchent davantage ou prennent le vélo. » Il s’agit en gros de se déplacer autrement ou d’y réfléchir à deux fois avant de se lancer dans un trajet motorisé…

Pas si simple…

« Des études ont montré que la réduction de la capacité routière entraînait une diminution de trafic de 25 % en moyenne sur les secteurs concernés », souligne encore Paul Lecroart.

Les autoroutes feront-elles donc bientôt partie du passé urbain ? Pas si vite ! En réalité, malgré des exemples désormais très observés et bien documentés, les réticences et résistances sont nombreuses. D’abord parce qu’il est difficile de renoncer à des « objets » (l’autoroute, la vitesse) longtemps synonymes de modernité. Ensuite parce que ce sont des opérations coûteuses et souvent impopulaires, au moins dans un premier temps. C’est d’ailleurs lorsque les élus font montre d’un fort volontarisme politique que les opérations peuvent s’engager. Des choix opposés, bien qu’ils ne semblent pas « dans l’air du temps », sont d’ailleurs encore faits ici et là. À Boston, où l’on a d’un côté supprimé une partie d’autoroute pour créer un parc linéaire à la place et d’un autre côté créé une nouvelle traversée de la ville en voie rapide souterraine, le « Big Dig », on a observé au bout du compte une croissance non prévue du trafic. Et une hausse des temps de parcours dans l’agglomération !

Loin de Boston, aux États-Unis toujours ou en Europe, d’autres expériences montrent les changements d’état d’esprit : en Suisse, c’est sur la « marchabilité » de la ville que l’on met l’accent. On y pratique aussi une politique dite de « road diets », qui a pour but de réduire les emprises attribuées aux routes par l’aménagement de trottoirs, la suppression des parkings et la plantation d’arbres ou de jardinets. Et Rouen a réaménagé de façon spectaculaire ses bords de Seine tandis que Bordeaux faisait son « Grenelle des mobilités ». Un peu partout, décidément, la route ralentit. Même si en France, il arrive qu’elle se hâte lentement…

 

* Une étude très complète, intitulée La ville après l’autoroute : études de cas, a été réalisée par Paul Lecroart, urbaniste à l’IAURIF. Elle étudie, avec enquêtes et entretiens conduits sur place, douze expériences de mutation de voies rapides en avenues.

Légende photo : territoire de l’aéroport de Roissy. Crédit : Guignard.